Confiscation du pouvoir : Alassane Ouattara à l’école de Paul Biya
Ministres-gouverneurs et audits vengeurs...
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Et si la culture du buzz effréné “à l’ivoirienne” était, au fond, la meilleure alliée du régime d’Alassane Ouattara ? Depuis le retour de l’ancien président au pays, l’opinion publique se délecte de son déroutant feuilleton matrimonial. Les questions de fond que son débarquement à l’aéroport d’Abidjan Port-Bouët aurait dû aider à soulever - la problématique des prisonniers d’opinion, la re-démocratisation des institutions, l’équité républicaine et l’indépendance de la justice, etc… - ont finalement été placées au second plan.
Plus préoccupant : les mouvements tactiques de fond d’Alassane Ouattara, qui renseignent pourtant sur une stratégie très claire de confiscation du pouvoir, ont été peu analysés. Il est toujours temps de s’y attarder.
Détruire l’esprit de la décentralisation
Le 9 juin dernier, soit huit jours avant la date du retour déjà annoncé de son vieux rival, Alassane Ouattara réveillait un projet datant de 2012, qu’il avait pourtant mis en veilleuse depuis : la création de douze nouveaux districts - en plus de ceux d’Abidjan et de Yamoussoukro - dirigés par des ministres-gouverneurs nommés par le président de la République, et non élus par leurs administrés.
Un projet de destruction de l’esprit de la décentralisation, qui était - l’a-t-on oublié ? - un des piliers de la Refondation. Un projet tout à fait cohérent avec sa démarche politique - une “contre-révolution” visant à raboter les acquis d’après la transition de 2000 et à réinstaller un quasi-parti unique tout entier acquis à la France et aux institutions de Bretton Woods (FMI et Banque mondiale).
Un projet qui rappelle… le Cameroun de Paul Biya. Au milieu des années 1990, et face à la prédominance de l’opposition dans de nombreuses grandes villes où elles parvenaient à installer des maires, l’inamovible chef de l’État camerounais décidait de nommer 14 “délégués du gouvernement” dans les principales villes du pays.
Objectif : renforcer, par les moyens de la cooptation, un pouvoir central alors affaibli ; mais aussi accompagner l’action des maires “amis” et saboter celle des maires “ennemis”.
Alassane Ouattara avait lui-même, lors d’une rencontre avec les préfets en 2013, avoué ses “doutes quant à la nécessité” de ses districts, qu’il considérait comme un échelon “pas essentiel” dans la gestion de l’administration. Il répondait alors à des administrateurs civils qui s’inquiétaient des conflits de compétence entre les préfets et les ministres-gouverneurs.
Tisser une toile d’araignée clientéliste
Pourquoi Ouattara relance-t-il donc cette réforme controversée ? En réalité, les récents scrutins lui ont permis de prendre conscience, au-delà des effets cosmétiques de la “technologie électorale”, de la faiblesse de l’ancrage du RHDP dans une bonne partie du fameux “pays profond” - notamment celui qui s’est massivement abstenu lors de la présidentielle de 2020 et qui reste sensible aux mots d’ordre du PDCI et du FPI de Gbagbo. Au-delà de la nomination d’obligés incapables de gagner des élections “chez eux”, auxquels on donne les moyens de s’imposer comme barons, la création ex nihilo d’administrations qui nécessiteront des recrutements et des détachements de fonctionnaires est une étape déterminante de la construction d’une grande toile d’araignée clientéliste, dans la perspective des futures joutes.
Opération “Épervier” sur les bords de la lagune
Quel est le sens politique des arrestations et suspensions de figures du RHDP accusées de malversations, et de la multiplication des audits au sein des sociétés et agences publiques ces dernières semaines en Côte d’Ivoire ? Les plus zélés des défenseurs du régime saluent le “retour” du Ouattara “des années 1990”, qui aurait été un technocrate rigoureux et incorruptible avant de céder à la nécessité des compromis avec un marigot politicien ivoirien corrompu. Ce narratif est fantaisiste dans la mesure où le recul historique permet d’affirmer qu’au-delà de coups de com, ce Ouattara n’a jamais existé. Cela posé, quelles sont les motivations du numéro un ivoirien, dont le premier cercle familial et les plus proches collaborateurs - on pense irrésistiblement à Adama Bictogo, secrétaire exécutif du RHDP - sont cités dans plusieurs “affaires” embarrassantes ?
Dispositif anticorruption à tête chercheuse
De fait, il met en joue ses propres cadres, qui ont pu s’enrichir pendant dix ans, et qui pourraient demain « investir » dans un schéma de succession qu’il ne contrôlerait pas. Les pontes du RHDP doivent désormais se vivre comme des prisonniers en sursis.
Une fois de plus, l’on pense irrésistiblement au président camerounais Paul Biya et à son opération “Épervier”, dispositif anticorruption à tête chercheuse lancée au départ pour briser le “G11”, un groupe informel de cadres de son parti qui préparaient discrètement “l’après”, et en particulier la présidentielle de 2011. Réactivé périodiquement pour soumettre et domestiquer les ambitieux, “l’Épervier” est aussi une gigantesque machine à construire du vide et à empêcher l’émergence de toute nouvelle tête au sein du régime.
En Côte d’Ivoire, les révisions constitutionnelles de 2020 (et l’absence de désignation d’un vice-président jusqu’ici) montrent très bien qu’Alassane Ouattara a bien l’intention soit de rappliquer jusqu’à ce que ses forces le quittent, soit d’imposer un successeur dans une succession de type monarchique. Pour y parvenir, il lui faut paralyser les ambitieux de son camp. Quant à ses plus sérieux opposants, leurs logiciels semblent bloqués pour les uns en 1999 et pour les autres en 2011. Sans doute se dit-il qu’il suffit juste d’exacerber leurs contradictions et de compter les points. Et de fait, les navrantes péripéties du FPI de Laurent Gbagbo sont là pour le rassurer.