Novembre 2004 en Côte d'Ivoire : les preuves du mensonge de Hofnung sur le "feu orange" de Paris
À partager massivement (épisode 2 d'une réfutation)
Le titre du premier chapitre de l’ouvrage de Thomas Hofnung résume en quelque sorte le principal mensonge de son livre : “le feu orange de Paris”.
Sa thèse est la suivante : la France officielle, Jacques Chirac en tête, regardait avec neutralité, voire détachement, la décision du chef de l’État ivoirien de rompre le cessez-le-feu signé avec les rebelles face à leur refus d’engager le processus de désarmement consacré par les accords de paix dits de Linas-Marcoussis et d’Accra. Si l’on tient cette thèse pour acquise, l’on adhère forcément à sa conséquence logique : la France n’a rien orchestré pour faire capoter l’opération militaire “César”, rebaptisée a posteriori “Dignité” par la clameur populaire. Ceux par qui le scandale du bombardement de Bouaké, donc de la fin d’une offensive qui s’avérait jusque-là victorieuse doivent donc être cherchés ailleurs… c’est-à-dire au sein du pouvoir ivoirien de l’époque.
Dans sa narration au style volontairement romanesque, Thomas Hofnung sème des petits cailloux blancs pour nous conduire sur le chemin qu’il a choisi de nous convaincre d’emprunter.
Il évoque ainsi l’état d’esprit des soldats français de l’opération Licorne juste avant le moment où ils seront attaqués depuis les airs. “Les soldats de Licorne n’ont pas peur, mais ils sentent bien que quelque chose ne tourne pas rond dans cette mission d’interposition. Sous mandat des Nations unies, ils sont censés agir en soutien des Casques bleus chargés de faire respecter le cessez-le-feu signé par les deux belligérants en 2003. Or, depuis le début des raids des forces de Gbagbo, Paris tergiverse, et l’ONU ne bouge pas, ne demande rien, regarde ailleurs. Au siège des Nations unies, à New York, le Conseil de sécurité a jugé urgent d’attendre : une réunion consacrée à la Côte d’Ivoire est prévue pour… le 9 novembre. Encore plusieurs jours à patienter.”
Retenons ces affirmations : “Paris tergiverse, l’ONU ne fait rien”.
Thomas Hofnung poursuit : “Le message est donc clair pour tout le monde : la France a décidé de donner carte blanche au régime d’Abidjan. Mais à la condition expresse que Gbagbo ne touche pas aux soldats français et limite les pertes civiles. Le 2 novembre, deux jours avant le début de l’offensive Dignité, le général Henri Poncet, qui commande la force Licorne, a demandé à voir le président à Abidjan à ce sujet. Bien renseigné, il sait que le régime ivoirien va passer à l’action. C’est imminent.”
L’ancien journaliste de Libération fait par la suite un voyage vers le passé, nous invite dans le bureau de Laurent Gbagbo, dans lequel il reçoit le patron de l’opération française Licorne Henri Poncet et l’ambassadeur de France Gildas Le Lidec. Certes, les deux hommes s’interrogent sur la capacité des Forces armées nationales de Côte d’Ivoire (FANCI) de tenir leurs positions au sol après la réussite de leurs opérations aériennes et leur future reconquête du fief des rebelles ; ou sur la réprobation prévisible de la “communauté internationale”, qui sera naturellement courroucée par la violation à venir du cessez-le-feu. Mais ce n’est pas vraiment leur problème, tant que le feu ivoirien se concentre sur l’insurrection armée.
“Avant de quitter le palais, le général Poncet évoque les lignes rouges à ne pas franchir : pas de frappes directes sur les populations civiles, ni sur les Casques bleus déployés dans la zone, ni a fortiori sur les soldats de l’opération Licorne. Sans quoi, prévient-il, l’armée française sera obligée de réagir”, écrit Thomas Hofnung.
Quelques lignes plus tard, il enfonce le clou : “L’officier et le diplomate quittent le palais présidentiel, à moitié rassurés. Mais le message principal est passé : la force Licorne ne souhaite pas s’en mêler, elle ne s’opposera pas à l’attaque programmée par le régime d’Abidjan tant que celui-ci limite la casse. (...) Pour favoriser une bonne coordination entre les soldats de l’opération Licorne et l’armée de Gbagbo, un officier de liaison français est inséré au sein de l’état-major des forces ivoiriennes à Yamoussoukro. Il suffit que les soldats des forces armées nationales de Côte d’Ivoire (les Fanci) contournent les positions françaises et celles de l’ONU, et tout ira bien.”
Est-on forcé de croire en cette reconstitution des faits made by Thomas Hofnung ? Non, bien entendu. D’autant plus que nous disposons aujourd’hui, via le dossier judiciaire, d’une riche documentation sur l’état d’esprit de la France officielle concernant l’opération dite “Dignité”, et en particulier du président Jacques Chirac et de son entourage civil et militaire. Et de nombreux documents déclassifiés nous permettent d’affirmer que le fameux “feu orange” ou la “carte blanche” donnée au président ivoirien et à son armée relèvent soit de la pure mythologie, soit de la plus cynique manipulation des faits.
Une note rédigée le 2 novembre 2004 - le jour même de la rencontre à Abidjan entre Gbagbo, Le Lidec et Poncet, racontée par Hofnung - à l’intention de Jacques Chirac par son conseiller Afrique, Michel de Bonnecorse, et déclassifiée depuis pour les besoins de l’enquête, nous instruit avec plus de précision sur ce qui se trame à Paris. Il s’agit plus précisément d’une note préparatoire en prévision de l’entretien téléphonique que Jacques Chirac et Laurent Gbagbo doivent avoir le lendemain. Et cette note résume les messages que le président français devra passer à son homologue ivoirien, alors que les deux hommes n’ont eu aucun contact depuis le mois d’avril. Dans les premières lignes, on peut lire une analyse politique qui ne manque pas de sel, et qui trahit la perception que la Chiraquie se fait des différents acteurs, et en particulier d’Alassane Ouattara, qu’un grand nombre de médias hexagonaux décrivent alors comme un homme politique extrêmement populaire. “Il nous est très difficile de jouer un rôle politique en Côte d'Ivoire en raison de la faiblesse des acteurs. Gbagbo joue un double jeu permanent, Bédié est inerte, Ouattara attise les tensions. Nous ne sommes même pas sûrs que l'un d'entre eux veuille vraiment aller aux élections. Le Président se satisferait de rester au pouvoir faute d'élections, Bédié pense que c'est un investissement personnel considérable où il joue sa fortune et Ouattara qui sait n'avoir aucune chance souhaite un effondrement général qui pourrait lui être profitable.” Piquant quand on sait qu’un peu plus de six ans plus tard, c’est après un “effondrement général” qu’Alassane Ouattara a pu enfin prendre le pouvoir.
Au-delà de ces considérations politiciennes, Bonnecorse conseille à Jacques Chirac de décourager Gbagbo de réunifier son pays par la force. En tenant ce langage : “Si les Fanci cherchaient à prendre position dans Nord, il est clair que les risques seraient grands pour la Côte d'Ivoire : isolement diplomatique, risques de massacre dans les populations civiles, effet boomerang à craindre : les Fanci peuvent peut- être prendre des gages dans le Nord, mais pourront ils les conserver ? Les rebelles ne saisiront-ils pas l'occasion pour prendre des gages au Sud?”.
Si ces arguments ne font pas reculer Gbagbo, voici ce que Chirac doit lui dire : “En cas d'attaque, nous avons un mandat des Nations unies, nous serons obligés de le remplir. A cet égard, le positionnement hier d'avions d'attaque au sol à Yamoussoukro nous paraît très risqué.”
“Remplir le mandat”, cela signifie s’opposer par la force si nécessaire à la reconquête armée de Bouaké et du nord. On est très loin du feu orange.
Manifestement, Jacques Chirac a suivi les recommandations de son conseiller, et en a même rajouté dans le paternalisme et les menaces. “Personne ne m’a jamais parlé comme ça”, s’offusque Laurent Gbagbo quand il “débriefe” l’entretien qu’il a eu avec son homologue français. Par esprit de défi, il décide de maintenir son offensive armée. Une fois de plus, tout ceci ne ressemble d’aucune manière à une “carte blanche”.
Sauf que, voilà : Paris n’a pas les moyens de mettre en œuvre ses menaces. Et le “mandat” international qui lui permettrait d’empêcher l’armée ivoirienne de monter dans le Nord n’existe pas vraiment.
C’est ce dont témoignent deux notes du général Jean-Louis Georgelin, chef d’état-major particulier de Jacques Chirac, à son patron. Le 2 novembre 2004, il écrit : “En cas d'offensive des FANCI vers le nord, l'action de nos forces ne peut que coller à l'attitude que l'ONUCI adoptera, ce qui nous met en conformité avec notre mandat vis-à-vis de la force onusienne (“LICORNE agit en soutien de l'ONUCI”) : - si l'ONUCI laisse passer, ce qui est en conformité avec ses règles d'engagement actuelles, nous devons faire de même, - si l'ONUCI s'oppose, nous la soutenons.”
En résumé, le mandat des forces de l’ONU en Côte d’ivoire ne lui permet pas de s’opposer à l’offensive de l’armée loyaliste. Et dans la mesure où la force Licorne ne peut agir qu’en soutien à l’ONUCI, les soldats français ne peuvent pas bouger. Ce que Thomas Hofnung maquillera deux décennies plus tard en “feu orange” n’est donc ici qu’impuissance institutionnelle. Si elle reste dans le cadre de la légalité internationale et du mandat qu’elle tient des Nations unies, la France ne peut rien faire d’autre qu’observer la rébellion se faire démanteler.
Un petit paragraphe piquant contenu dans cette note du général Georgelin nous renseigne par ailleurs sur une certitude française de l’époque sur l’identité de l’homme politique qui empêche le processus de désarmement des rebelles, prévu dans les différents accords, d’aller jusqu’à son terme. “Il semble de plus en plus clair que le blocage actuel relève de Soro, inspiré par Ouattara (une tentative récente de DDR dans une zone «test», calme et excentrée, a échoué à cause des Forces Nouvelles). Il conviendrait de tenir aux deux intéressés un langage politique convainquant, en soulignant que la seule possibilité de «renverser» le président Gbagbo passe par les élections, processus lui-même conditionné par le DDR. Serge Degallaix, conseiller diplomatique du Premier ministre, qui connaît bien Ouattara, pourrait passer directement ce message à l'intéressé, en lui demandant de le répercuter à Soro”. Où l’on voit que Paris n’a jamais cru la fable de la séparation entre les rebelles des Forces nouvelles et le parti d’Alassane Ouattara. Très clairement, pour le chef d’état-major particulier de Chirac, le vrai chef de la rébellion, c’est Alassane Ouattara.
Une autre note du général Georgelin à Jacques Chirac, datée du 5 novembre 2004 - la veille du bombardement de Bouaké - prouve que la France n’est pas restée inactive après le début de l’offensive ivoirienne et a essayé de l’entraver via une modification des règles d’engagement de l’ONUCI, donc de la Force Licorne, c’est-à-dire via l’activation des mécanismes du Conseil de sécurité. “À l'ONU, notre représentation a agi, selon vos directives, pour faire modifier les règles d'engagement de l'ONUCI. C'est à l'heure actuelle le département d'état américain qui bloque ce dossier; nos diplomates s'efforcent d'obtenir un assouplissement de sa position”. En gros, les États-Unis de George W. Bush, qui n’ont toujours pas digéré le “non” de Chirac et Villepin à l’invasion du pays de Saddam Hussein, ne seraient pas mécontents de voir ces Français donneur de leçons s’embourber dans leur “petit Irak”.
Et les États-Unis ne sont pas le seul problème. Le général Georgelin écrit : “Les échanges téléphoniques de madame Alliot-Marie avec les différents chefs d'Etat africains n'ont pas apporté d'éléments nouveaux. A noter, cependant, la position fermée du Président Wade, qui se dit hostile à tout durcissement des règles d’engagement de l’ONUCI”. Le chef de l’État du Sénégal, pays ouest-africain comme la Côte d’Ivoire, utilise même son arme fatale pour contrarier les desseins français : si Paris s’obstine à vouloir muscler le mandat de l’ONUCI, il fera revenir à Dakar le général Fall, son compatriote, qui dirige les Casques bleus déployés sur place.
Le 6 novembre 2004, le général Georgelin écrit une nouvelle note à Jacques Chirac. Le bombardement de Bouaké n’a pas encore eu lieu. Et le militaire avertit le politique : “Les mouvements d'unités FANCI effectués dans la zone de confiance laissent penser à des préparatifs d'une possible action terrestre aujourd'hui, d'envergure limitée, essentiellement sur Bouaké.” Et il ajoute un détail qui montre que Paris se prépare à entrer en action le plus vite possible pour “bloquer Gbagbo”.
“Conformément à vos directives, nous procédons aujourd'hui à la mise en place de 3 Mirage F1 à Libreville (au Gabon, nda), qui seront prêts à agir dès demain.” Détermination et urgence !
Georgelin poursuit : “A New York, les Américains ont enfin levé leur opposition à une modification des règles d'engagement. Une réunion du Conseil doit maintenant se tenir dans les plus brefs délais pour adopter cette modification.” “Dans les plus brefs délais”, c’est bien. Mais le temps presse. Et rien n’indique que le président sénégalais, qui tient l’avenir de l’ONUCI entre ses mains, a changé d’avis et est prêt à voir les troupes de son pays et des autres nations qui sont représentées dans le contingent déployé en Côte d’Ivoire, mourir pour les beaux yeux de Paris.
Comment, avec tous ces éléments, peut-on oser plaider la thèse du “feu orange”, de la “carte blanche”, sans être discrédité sur-le-champ ?
Le fait est que, quand l’on met rigoureusement les éléments bout à bout, il devient évident que pour agir, la France a besoin de contourner l’ONU et le multilatéralisme, lents et tatillons. Quoi de mieux, peut-on alors se dire, qu’un motif qui relève de la relation bilatérale entre les deux pays et les deux armées ? C’est dans ce contexte que des mercenaires biélorusses employés par un ancien gendarme français en contrat avec l’État ivoirien, fournissent le prétexte d’intervention idéal au président Chirac qui brûlait déjà du désir d’intervenir mais en était empêché.