Sénégal : les clés de la victoire de Bassirou Diomaye Faye, les défis de l’avenir (analyse)
Par Félix Atchadé
Blogueur, médecin et militant communiste, panéliste de “Décrypter l’Afrique”, Félix Atchadé séjourne au Sénégal depuis plusieurs semaines. Il a observé de près le basculement politique qui vient de s’y produire, et offre aux lecteurs de cette newsletter une analyse politique de fond sur la photographie électorale du pays de la Téranga en cette année 2024, sur la personnalité et le parcours atypiques de Bassirou Diomaye Faye, plus jeune président de la République de l’histoire de sa Nation. Mais aussi sur les risques et challenges à l’horizon…
Quelles leçons peut-on tirer de ce scrutin qui donne la victoire à Bassirou Diomaye Faye, dans un premier temps dans la démographie électorale ? Des fiefs territoriaux et sociologiques émergent-ils ? Quel Sénégal a voté pour Bassirou Diomaye Faye ou pour Amadou Bâ ?
Ce qu’il y a d’inédit du point de vue démographique dans ce qui vient de se passer, c’est que le contraste ville/campagne est dépassé, comme celui jeunes/anciens. C’est un vrai basculement : aucune force d’opposition n’avait jamais réussi à être en première position et à plus forte raison à gagner, au premier tour, depuis l’indépendance. C’est une première, alors que c’est la troisième alternance dans l’histoire du Sénégal.
Par ailleurs, on note depuis l’année 2012 et l’arrivée au pouvoir de Macky Sall, un effritement progressif de son électorat. En général au Sénégal, ce type d’effritement commence par toucher les villes, avant de s'étendre aux milieux ruraux, sans pour autant atteindre certaines parties du pays qui restent légitimistes jusqu’à la fin. Cette fois-ci, mise à part la région de la vallée du fleuve Sénégal, le pouvoir a été battu partout.
A Dakar, quel que soit le quartier, Bassirou Diomaye Faye est arrivé en tête. L’électorat de Bassirou Diomaye Faye suit celui d’Ousmane Sonko en 2019 : les consignes de vote de ce dernier ont été respectées. C’est un électorat qui était composé de jeunes urbains, de classes moyennes intellectuelles, de la petite bourgeoisie intellectuelle (enseignants, infirmiers, employés de bureaux). Ce qui s’est ajouté cette année, c’est la partie de l’élite intellectuelle et des classes moyennes aisées que le pouvoir de Macky Sall s’est aliéné et qui se sont ralliées au projet de Diomaye Faye parce que c’était le meilleur moyen de se débarrasser du président sortant.
Une autre particularité du scrutin est que la bipolarisation entre candidat du pouvoir et candidat du PASTEF qui était attendue ne s’est pas vraiment matérialisée. On est dans une configuration unipolaire avec dans certains endroits des petites poussées d’Amadou Bâ (candidat de la coalition sortante) et de Khalifa Sall, ancien maire socialiste de Dakar. Les autres comptent pour très peu. On est en face d’un phénomène hégémonique. Ce qui laisse penser que le phénomène PASTEF est parti pour durer et a conquis l’hégémonie culturelle au sens entendu par Gramsci.
Comment expliquer l'incapacité des autres opposants issus des deux mamelles Parti socialiste (de Senghor et Diouf) et PDS (de Wade) d'exister de manière significative ?
Pour le Parti socialiste, il faut se dire que c’est assez attendu. Depuis plusieurs années, ses cadres ont fait le choix d’accompagner Macky Sall en ayant une position subalterne. Ils n’ont jamais essayé de développer une personnalité, une vision propre au sein de la coalition présidentielle. Les quelques personnes qui ont fait le choix de vouloir exister en tant que socialistes pour eux-mêmes ont été mis à l’écart, à l’instar de l’ancien maire de Dakar, Khalifa Babacar Sall. Le capital de popularité de Khalifa Sall était fort surtout dans la ville de Dakar. Et après avoir eu des démêlés avec Macky Sall au point d’être embastillé, il n’a pas voulu se mettre dans la posture de radicalité qui convenait à la situation à sa sortie de prison. C’est cette posture de radicalité qu’Ousmane Sonko a réussi à incarner avec brio.
Pour le PDS, il faut prendre en compte le fait qu’Abdoulaye Wade est très âgé (bientôt 100 ans), et que son fils est au Qatar dans une situation pas très transparente. Il fait de la politique à distance via un certain nombre d’intermédiaires qui lui disent ce qu’il a envie d’entendre. Le socle électoral s’effrite donc d’année en année.
De plus, contrairement au PASTEF où Ousmane Sonko a eu l’intelligence de positionner Bassirou Diomaye Faye, il n’y a jamais eu de plan B au PDS dès lors qu’Abdoulaye Wade a décidé que son fils était son héritier.
Sociologiquement, est-ce la fin du règne des "évolués", si on peut dire, de cette élite connectée aux mœurs de l’ancien colonisateur, du moins de manière apparente ? Bassirou Diomaye Faye est jeune (44 ans), n'a jamais exercé de responsabilités gouvernementales, n'est pas particulièrement fortuné, n'est pas très connecté à la France où il est un inconnu d’ailleurs… Il sera le premier président polygame du pays…
Cette distinction entre “évolués” et “non évolués” correspond plus à des critères non sénégalais, occidentaux qu’autre chose. De nombreux polygames cachés se retrouvent, notamment dans les partis de gauche. La polygamie ne choque pas grand monde au Sénégal. Cela dit, le fait d’afficher ce statut matrimonial est une stratégie assumée par le PASTEF : une volonté d’imposer et d’avoir un discours hégémonique sur des normes culturelles. Lors du dernier meeting du candidat Bassirou Diomaye Faye, c’est Ousmane Sonko qui a pris la peine de présenter les deux épouses de son allié.
C’est quelque chose qui est complètement assumé chez eux, le fait d’être en conformité avec certaines normes culturelles et religieuses qu’ils disent ne pas vouloir imposer, mais qu’ils ne veulent pas non plus cacher au prétexte que cela ne plairait pas à certaines franges de la population ou que cela ne rentrerait pas dans le moule de la “communauté internationale”. Dans le discours hégémonique du PASTEF, il y a le fait qu’on cherche à “renouer”, et j’insiste sur les guillemets, avec la culture nationale.
Quant au fait que Bassirou Diomaye Faye ne soit pas très fortuné, il a plutôt été un atout lors de la campagne électorale. En même temps, ce n’est pas un pauvre : il appartient à la crème de la fonction publique sénégalaise dans un corps où l’on gagne relativement bien sa vie. Même si sa situation est incomparable à celle de l’ancien Premier ministre et candidat Amadou Bâ, qui a la réputation d’être milliardaire.
Et à propos de son “manque d’expérience”, il appartient - je l’ai dit - à un corps d’élite de la fonction publique sénégalaise, d’une administration dont il connaît bien les rouages. S’il avait été du côté du pouvoir, et s’il n’avait pas le choix du parcours syndical, il aurait déjà été directeur du cabinet d’un ministre ou secrétaire général d’un ministère. Ou peut-être même ministre.
C’est en tout quelque chose de nouveau dans la tradition sénégalaise, quelqu’un qui n’a ni l’expérience de ministre ni celle d’élu. Est-ce un avantage ou un inconvénient ? L’histoire le dira. Personnellement, je pense qu’au fond, c’est l’expérience et l’habileté politique qui joueront, plus que le background administratif ou gouvernemental.
Est-ce que l'attelage Sonko/Diomaye Faye va durer ? Jusqu'où peuvent-ils partager le pouvoir sans que la question de l'hégémonie de l'un ou de l'autre n'intervienne ? Le fauteuil présidentiel n’est pas un banc, dit l’adage…
Est-ce que cela va durer ? Bien malin qui pourrait répondre. Le pouvoir étant ce qu’il est, des gens voulant s’imposer, feront en sorte que cet attelage vole en éclats parce que cela permettrait alors de redistribuer les cartes dans l’entourage présidentiel dans quelques mois ou quelques années. Pour le moment, on peut dire que la légitimité de Bassirou Diomaye Faye repose en grande partie sur le choix qu’Ousmane Sonko a porté sur sa personne. Est-ce qu’à un moment donné Bassirou Diomaye Faye voudra se libérer de la tutelle d’Ousmane Sonko ? C’est une hypothèse dont la probabilité est très forte, et ce d’autant plus que dès sa prise de fonction, il voudra être dans la position d’avoir un deuxième mandat. Les risques de confrontation pourraient arriver assez vite. Mais il y a des manières de résoudre ou de prévenir ce type de conflit. Notamment parce que durant la campagne électorale, il y a un thème qui est revenu très fréquemment, en même temps que la question monétaire, c’est celui de l’hyperprésidentialisme sénégalais. Il y a là une occasion de réfléchir à des réformes constitutionnelles permettant de diminuer le pouvoir du président de la République, sans le transformer en reine d’Angleterre, de renforcer ceux du Premier ministre qui serait responsable et demanderait la confiance du Parlement, et de renforcer aussi les pouvoirs du Parlement.
La question fondamentale est celle de la place d’Ousmane Sonko dans cet attelage. Dans les prochains jours, des éléments de réponse viendront. Bassirou Diomaye Faye a déjà décidé de démissionner de toutes ses fonctions au sein du PASTEF. Quelque part, il renonce à contrôler directement une organisation politique. Et c’est quelque chose de déterminant.
Propos recueillis par Théophile Kouamouo